Les oubliés du Chili
Les Huilliches, groupe ethnique du Chili
appartenant à la culture mapuche, vivent dans les vallées montagneuses
d'une région située au sud du Rio Tolten et dans l'archipel de Chiloé.
Leur population est estimée à environ 17 000 personnes. Dans la
communauté de Huentemo, ils sont une centaine.
Des visages
attristés, des arbres courbés par le vent, des vies écorchées par la
violence et l'alcool. Dans ce recoin du Chili, les vagues détonnent, la
terre s'affaisse et la forêt fume. Dans le ciel noir étoilé́, les âmes
désertent.
Dona Fresia, une femme Huilliche vit seule dans son
humble maison aux murs décorés des photos de son mari décédé six ans plus
tôt. Âgée de soixante-cinq ans, cette indigène descendante des Mapuches, victime de
sorcellerie, n'a jamais pu avoir d'enfant. Musclée, un turban dans les
cheveux, la raie au milieu, son téléphone sans signal autour du cou,
Dona Fresia n'a plus de dents, ce qui ne l'empêche pas de sourire pour
autant. Dona a toujours vécu au sein de la communauté́ indigène de
Huentemo. Elle ne connaît pas la capitale de son pays et n'a jamais
quitté l'île de Chiloé.
Durant la dictature de Pinochet, les
autorités ont dépouillé les groupes ethniques chiliens de leur
territoire, au profit de multinationales et de sociétés forestières. Ces
derniers ont alors mené́ un combat historique pour la reconnaissance et
la restitution de leur terre. Grâce à eux, Dona Fresia est aujourd’hui
propriétaire de ses terres, qui constituent son seul bien.
Chaque
semaine, elle descend de ses hauteurs, juchée sur Chocolate, son
cheval. Elle longe la plage et laisse sa monture chez sa vieille amie
Maria. Le tout avant de faire du stop pour prendre un bus qui l’amènera à
la ville la plus proche : Castro. C'est là qu'elle va toucher sa
pension et faire ses courses. En réalité, elle en profite surtout pour
faire des stocks de vins et de cigarettes.
Vivant dans l'un des
pays les plus sismiques au monde, Dona Fresia et ses amis ont dû quitter
leurs maisons de bord de mer en tôle pour se réfugier dans les
collines. Lorsque le temps le permet, Marco se rend sur la côte pour
ramasser les algues qui la jonchent. Il y retrouve Fernando. Doté d'un
simple fil et d'un hameçon, il pêche à la main. Maria, quant à elle, va
se perdre dans la selva pour récolter de la murta, ces baies au goût de
fraise des bois. Elle lui servira à la préparation de litres de chicha,
boisson alcoolisée locale.
Au cœur de cette nature abandonnée et
de sa faune sauvage, ils ne réalisent pas la pureté́ de ce qui les
entoure. Paradoxalement, ils se trouvent enfermés dans un environnement
encore insoumis à l'homme.
Les habitants de Huentemo occupent
leurs journées à boire, cuisiner, couper du bois, écouter la radio,
faire du feu, s'attendre et se retrouver.
Ils subsistent
humblement, sommairement, pauvrement, la plupart sans eau courante.
Beaucoup vivent grâce à une faible aide de l'État, certains grâce à des
emplois saisonniers, d'autres de leurs récoltes ou de l'artisanat qu'ils
créent puis vendent sur les marchés.
La Dona Fresia, comme
beaucoup d'autres, était évangélique. Après avoir perdu son mari et ses
parents, n’ayant pas d’enfants et des frères et sœur qui l'ignorent,
elle n'a aujourd’hui plus personne pour qui prier. Elle ne se rend donc
plus à l'église. La Pachamama, déesse de la Terre, « celle qui nourrit
», apparaît beaucoup plus louable et palpable à ses yeux.
À
l'exception de leurs terres sacrées, qu'ils se transmettent de
génération en génération et ne quitteront jamais, les locaux ne semblent
pas parvenus à perpétrer un savoir ancestral Huilliche au sein de leur
communauté́. Impossible de parler de leurs coutumes et usages, ou des
cérémonies spirituelles mapuches en mapudungun, langue amérindienne
parlée par la communauté mapuche au Chili et en Argentine.
Les plus anciens de la communauté́ ne savent ni lire ni écrire, comment auraient-ils pu garder une trace de leur histoire ?
Les
Mapuches, littéralement « peuple de la terre », sont régulièrement
désignés par les Chiliens comme « des fainéants, des profiteurs, des
sorciers et des voleurs qui ne cherchent pas à s'intégrer au pays ». Le
gouvernement actuel essaie de soutenir ces groupes ethniques ; la
création d'un ministère indigène a vu le jour à la suite de la
reconnaissance par une commission de l'existence d'un État
pluriculturel. Cependant, le budget alloué aux communautés reste
toujours très faible.
À Huentemo, l'illettrisme, l'alcool et
l'oubli endorment la mémoire. La jeune génération a aujourd'hui accès à
l'éducation. Pourtant, comment s’extraire d'une sphère communautaire
quand le devoir de celle-ci consiste avant tout à conserver et défendre
ses terres plutôt qu’à se concentrer sur la culture du soi ?
À la
nuit tombée, on sonne à la porte ; ses seuls voisins et amis viennent
lui acheter de quoi se détendre. La soirée commence, sur un fond de
cumbia ranchera. On boit pour oublier, on parle du temps et du passé,
rarement du futur. On évoque les mythes et légendes de l'île et ce que
l'on croit connaître du monde, un monde si lointain, aux antipodes du
leur.