Comme pour beaucoup, le premier confinement m’a donné envie de me recentrer sur ce qui me tenait vraiment à cœur. Après avoir été privée de rencontres et d'inconnu, j’avais besoin d'en vivre le plus possible en peu de temps. Attirée par la photographie de nu, il m'est venu l'idée de photographier davantage de corps, pas seulement le mien ou celui de mes amis. J'avais envie de rencontrer les corps, de les comprendre, d'écouter leurs histoires. J'avais envie de les mettre en lumière, d'écrire et photographier leur construction, leur chemin, leur histoire. Comment sont-ils arrivés à ce qu'ils sont aujourd'hui, par quoi sont-ils passés, qu'ont-ils enduré, de quoi se sont-ils affranchis ? Sont-ils libres ?
Sans exactement savoir ou j'allais, et en me nourrissant comme souvent de l'imprévu, je décide de passer par l'application de rencontres que j'utilise. Je me dis qu'au bout de cette application des milliers de doigts, des milliers de corps, des milliers de femme sont connectées et seraient peut être intéressées par mon projet. Je modifie alors mon profil pour celui d’une photographe qui recherche des femmes pour des portraits de nu. J'avais peur que ma démarche ne soit pas comprise d'un point de vue extérieur, mais à mon étonnement de nombreuses filles sont intéressées. Je leurs propose un café en terrasse, elles me parlent de leurs rapports à leurs corps, puis on projette de se revoir chez elles pour une séance photo. Sur la route de ces inconnues virtuelles puis réelles, j’ai rencontré Lucie.
Blonde, grande, habillée de noir, elle est déjà assise à la terrasse du café Rey à Bastille lorsque
j'arrive. Elle commande un allongé, je prends un thé. On fait brièvement connaissance, elle est
intéressée par mon projet car elle trouve qu'il résonne avec son histoire.
Lucie a 35 ans, elle est architecte. Elle a grandi en Picardie, non loin de là où j'ai passé mon
enfance. Elle n’est que de passage ; de Paris à Rotterdam, en passant par Strasbourg et bientôt
Bordeaux, changer de ville est pour elle une manière de se réinventer chaque fois sur des terres
inconnues. Lucie est une transfemme. Elle me parle de son corps comme de sa plus grande énigme,
je trouve ça beau. Elle me raconte qu'à ses trente ans ce qui bouillonnait en elle depuis si longtemps,
ce qu'elle cherchait scrupuleusement à dissimuler s'est réveillée. En route vers l'inconnu, résignées à
affronter les embuches sur le chemin, elle décide d'abréger sa vie d'homme, elle commence sa
transition. Elle veut renaître aux yeux du monde sous une autre identité. S'affirmer, cheminer,
aimer, se réaliser en tant que femme. Pour Lucie ce qui est important dans notre rencontre, dans ces
futures photos et ces mots qu'elle m'accorde, c'est de laisser une trace de son histoire, de son
parcours quelque part.
Je ressors de cette interview un peu chamboulée. Je n'avais jamais rencontré quelqu'un d'aussi audacieux, qui avait opéré un si grand changement dans sa vie. C'est le genre de personne qui vous donne envie d'avancer, de vous questionner, de croire en vos projets, en vos envies. J'ai l'impression de ne plus être seule. Je ne sais pas si je serai à la hauteur de son histoire mais il faut que ce projet aboutisse. Cette rencontre me donne envie de montrer une variation des corps, une variation de la féminité, une variation d'histoires et de possibilités.
Quelques semaines plus tard je me rends chez Lucie à Bordeaux. Sur le chemin je me questionne ;
vais-je arriver à la mettre à l'aise, à nous mettre à l'aise ? Je sonne.
Son appartement aux poutres et pierres apparentes est situé dans le quartier Saint Paul, dans le
centre ville de Bordeaux. Elle y est installée depuis une semaine. Des cartons parsemés, des objets à
déballer signent un nouveau départ. On s'assoit, on boit un thé, on parle de nos étés. Puis je fais un
tour de son appartement. Je regarde la lumière, on choisit de se mettre dans le salon. Un drap blanc au sol, une lumière latérale.
Elle enlève ses vêtements puis s'allonge. Ses grands yeux bleus viennent fixer mon objectif. Son regard est fragile et percutant. C'est la première fois en photographiant du nu féminin que j'ai envie de photographier un visage et un corps ensemble. Généralement je me concentre sur le corps, les formes, la lumière. Ne pas voir les visages permet à quiconque de s'identifier, d'admirer, d'imaginer. Mais là c'est comme si je n'avais pas le choix, je n'y arrive pas, le portrait vient à moi. Un visage féminin, des attributs masculins. Sous mon regard, elle se meut avec subtilité, une grâce émane du bout de ses doigts, une explosion de féminité transparaît de son corps. L'enveloppe qui nous entoure est finalement assez superficielle quand on embrasse qui l'on est.
C’était une belle séance. On se quitte sans savoir ce qu’il adviendra de ce moment.
Lucie n'a pas choisi la manière dont elle est venue au monde, ni dans quel corps. Elle a souhaité me
dévoiler une autre naissance, celle qui l'a rendu heureuse, qui l’a révélée. Ces photos faites
ensemble en sont un témoignage. Une trace de notre rencontre, celle de deux inconnues qui suivent
leurs désirs et se retrouvent ici.
Une trace qui nous questionne sur nous même, sur la place qu'on s'octroie sur terre, sur la trajectoire que l’on veut donner à nos envies, à nos vies.